Après mon divorce, demandé par ma femme Suzanne que j’aimais encore profondément, j’avais eu une phase de dépression grave, qui s’était manifestée par une envie de larguer toutes les amarres. Notre fils Antoine venait de terminer ses études et s’apprêtait à partir un an au Canada, et il était la seule personne qui comptait pour moi. Par conséquent plus rien ne me retenait. J’errais comme une ombre dans notre maison vide, le temps de trouver un acquéreur, puis, la moitié de l’argent de la vente sur mon compte bancaire, je partais. A soixante ans passés, le cœur encore lourd de chagrin, je n’avais aucun projet précis, juste partir.
Je n’avais pas l’intention de refaire ma vie, et d’ailleurs je n’avais toujours pas compris comment Suzanne avait pu me quitter pour un autre homme, qu’elle avait rencontré lors de réunions dans le cadre de son travail, pendant que j’attendais sans crainte particulière qu’elle fasse les quatre ans qui lui restaient pour prendre sa retraite à son tour. Nos projets de voyages à deux dans des destinations lointaines ne virent ainsi jamais le jour, mais peut-être Suzanne n’y avait-elle jamais cru. L’indifférence avec laquelle elle me quitta me faisait comprendre qu’elle s’était éloignée de moi depuis longtemps déjà sans que je n’en fusse conscient.
La dernière fois que je l’avais vue, c’était à la signature de la vente de notre maison, je regardais les petites rides qu’elle cachait sous son fond de teint, les premières taches brunes sur ses mains au moment où elle signait, et une vague de tristesse teintée de honte me submergea. Qui se transforma en amertume quand je voyais le type qui l’attendait au parking dans sa Mercedes série E, sapé comme un PDG. Elle aurait pu venir seule. Pourquoi se faire accompagner ? Craignait-elle un scandale de ma part ? Ou était-ce pour me montrer combien le nouvel homme de sa vie était mieux que moi, plus jeune, plus riche ?
Destination le Nord. Partant de Toulon, je n’avais pas d’autre choix, à moins de franchir la Méditerranée, mais auparavant je voulais commencer mon périple par un retour à Cabasse, petit bourg du Centre Var, pour me recueillir sur la tombe de mes parents, pèlerinage que je faisais tous les ans à la Toussaint, et que je ne ferais pas cette année là, ne sachant pas encore où je serais en Novembre. Cette visite faite, je trainai un peu désœuvré dans le village, et pris la décision d’aller à l’abbaye du Thoronet en voyant la photo du site dans la vitrine d’une agence commerciale. Le site étant tout proche, j’y parvins rapidement. Je connaissais bien cette abbaye cistercienne lovée dans un creux boisé, simple, modeste mais empreinte de sérénité. Je l’ai connue oubliée, guettée par la ruine, protégée seulement par les soins d’un groupe de d’amoureux du site, dont les membres vous faisaient faire la visite avec l’érudition gourmande que seule une passion peut susciter. C’était l’un deux qui, un jour d’automne, initia le petit garçon que j’étais alors au monde des monastères, qui m’apprit l’étymologie du mot orientation, les différentes parties de la chapelle, le cloître, le scriptorium, la salle capitulaire, ainsi que l’organisation de la vie des moines, me familiarisant avec le vocabulaire monastique : moines de chœur, convers, lais, bâtiments conventuels, hostellerie… bref, toute une grille de lecture de ces vestiges religieuses, lecture sans laquelle ce ne seraient que vieilles pierres plus ou moins en ruine, vaguement désolées et austères.
L’abbaye était devenue un lieu très visité, heureusement en ce début d’automne il n’y avait pas grand monde. J’entrai dans la chapelle et m’assis au fond, pour écouter un groupe de chanteurs qui répétait des chants grégoriens. La beauté des chants s’harmonisait parfaitement avec le lieu, et je me laissai porter par le rythme lent et pourtant lumineux de cette musique. La lumière fusait par l’oculus et inondait l’abside où se trouvaient les chanteurs, en même temps qu’elle ramenait le calme en moi.
En quittant le Thoronet, ma décision était prise de faire la route des abbayes, à commencer par les deux « sœurs » du Thoronet, Silvacane et Senanque. Je n’étais pas un pratiquant, encore moins un mystique. Mes parents ne nous avaient jamais obligés mes sœurs et moi à une quelconque pratique religieuse. Dans les années 68, avant de rencontrer Suzanne, j’avais une petite amie qui était attirée un temps par les religions de l’Inde et d’Asie, mais cela se résumait à quelques bouquins traduits, à des tentures bariolées accrochées aux murs de notre petit appart de la rue Chenoise à Grenoble où nous faisions nos études, et à des bâtons d’encens qui brûlaient continuellement en dégageant une odeur entêtante dont je gardais toujours l’aversion. Cette fille était partie un jour à Katmandou pour vivre dans un ashram. Elle en étais revenue un an après, très déçue. Nous ne nous sommes plus remis ensemble, et j’avais su que par la suite elle était devenue prof d’espagnol dans un lycée à Grenoble.
Ma tournée des abbayes me fit tourner un peu en rond, et en fait je n’avais pas quitté le Midi. Après les trois « sœurs », je étais redescendu sur la Sainte Baume pour l’abbaye de Saint-Pons, puis pour Lérins et Aiguebelle, avant de partir plus à l’Ouest pour l’abbaye de Frondfroide. A Frondfroide, j’eus comme guide une prof d’histoire d’une érudition époustouflante, et à la fin je tentai le coup et l’invitai au restaurant le soir. Nous avions passé la nuit ensemble, et le lendemain, chacun partit de son côté. Il faut dire qu’elle était mariée, même mal, du moins c’était ce qu’elle me disait, et que je n’étais sans doute pas à la hauteur non plus cette nuit là. Mais ce matin-là, assis avec un petit noir sur la terrasse d’un bistrot, je pris conscience que le mal de Suzanne m’avait quitté et mon périple brusquement n’avait plus aucun sens. Mais j’étais seul, si seul.
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