C’est une grande maison à l’entrée du village, un peu en retrait de la route, cachée derrière une rangée de lauriers-cerises. Ayant vécu jusque-là dans des logements étriqués en ville, leur première maison, ils l’ont voulue spacieuse et ouverte sur le paysage. Une chambre pour chaque enfant, l’espace de séjour sans cloison, rompant ainsi avec le plan traditionnel des pièces carrées et fermées. De grandes baies vitrées s’ouvrent sur les deux montagnes qui bordent la cluse: le Revard à l’est, le Chat à l’ouest. De la salle à manger, on a en point de mire la croix du Nivollet qui domine la vallée comme un génie tutélaire lointain mais protecteur. C’était, dans la famille , le but d’une excursion traditionnelle, on y allait été comme hiver, à pied, en raquettes, à ski, en vtt…une sorte de rite pour les petits-enfants dès qu’ils étaient en âge de faire une marche en montagne.
Puis les enfants ont grandi, sont partis faire leur vie ailleurs. Leurs chambres à l’étage étaient désormais inoccupées, en dehors des quelques jours où une des familles débarquait pour une semaine de skis ou pour une halte sur la route des vacances d’été. Pendant quelques années encore, Noël se passait là, avec tout le tralala un peu ennuyeux mais chaleureux et excitant pour les petits, les femmes s’affairaient à la cuisine ( on tenait à tout préparer à la maison), la télé diffusait des émissions spécial Noël, les enfants jouaient à côté du sapin qui clignotait, la bûche brûlait dans la cheminée que le père a voulu construire au milieu de la pièce. Et puis, une fois que tout était prêt, la table mise, les parents partaient à l’église pour la messe de Noël, les autres,négligeant le rite, patientaient en jouant au yam ou à un autre jeu de société. Et puis la famille est devenue trop nombreuse, et il n’y eut plus que quelques grandes réunions à l’occasion d’un anniversaire, toujours en été, pour que cela puisse se faire dans le jardin… Jardin où, lors de leur retrouvailles en été, les cousins faisaient de sacrées parties de balançoire ou de disputes autour d’une vieille voiture d’enfant dont le rouge de la peinture s’écaillait , rongé par la rouille…c’est vrai qu’à cette époque, les enfants s’amusaient avec rien ou presque. Le père ronchonnait, et on riait de ses célèbres phrases: » les enfants ne savent plus ranger, ils laissent tout trainer par terre, c’est la loi de la gravitation universelle. » ou encore: » qu’est ce que tu dis? t’as rien à dire? alors vas te faire cuire un oeuf ». Bref la vie s’écoulait paisiblement, sans ombres, si ce n’est celle des parasols qu’on tentait vainement d’orienter en fonction de la course du soleil quand on mangeait dehors. Puis imperceptiblement ils vieillissaient, mais les enfants ne s’en rendaient pas compte tout de suite, ben oui, les enfants pensent toujours que leurs parents sont éternels, comme les montagnes des Alpes, comme la croix du Nivollet. C’est le père qui est parti en premier nous laissant pantois et en lévitation, comme si le sol où on marchait devenait tout d’un coup un peu instable, mais on se rassurait, maman est toujours là, elle est vaillante et radieuse, on peut toujours compter sur elle pour nous aimer. Regardez tout ce qu’elle a fait, elle qui a été élevée à la dure , qui a connu les privations, la vie nomade de femme de militaire,…elle s’est rattrapée une fois les enfants élevés, et s’est épanouie dans la peinture, la photo, les randonnées…cette appétit de vivre va la mener au moins à cent ans, je vous le dis….
Mamie Lucienne est pourtant partie. On est malheureux comme des pierres. Désormais la maison de Drumet’ va être fermée, vidée et vendue, le village bientôt ne sera plus sur notre route, on n’amènera plus les petits à la chapelle Saint Victor, ni à la plage des Mottets, tous ces lieux familiers vont devenir étrangers et sans âme. Et nous, des orphelins pour toujours.
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